L’espoir fait entreprendre

Les entreprises intelligentes ne redoutent pas les années difficiles

En dépit des souffrances humaines et sociales qui l’accompagnent, le malaise économique – on ne parle pas encore de récession – a le mérite de remettre en question le fameux adage « too big to fail ». Mieux : il nous persuade qu’autant les entreprises que les pays doivent absolument se prémunir contre des chocs extérieurs de plus en plus imprévisibles. Par où commencer ?

Nous avons posé la question à :

Nous traversons depuis 2008 une « permacrise », soit une période prolongée d’instabilité et d’incertitude. Aujourd’hui, tous les indicateurs sont dans le rouge. La récession est-elle en vue ?

Pieter : « Il faut distinguer discours macroéconomique et microéconomique. Au niveau macro, les entrepreneurs belges doivent faire face à trois chocs. Premièrement, l’explosion des prix du gaz et de l’électricité, qui représentera un surplus estimé à environ 25 milliards d’euros. Deuxièmement, l’augmentation des coûts salariaux entre mi-2021 et mi-2023 ; ajoutez à l’ardoise 25 à 30 milliards d’euros. Enfin, l’inflation persistante, qui alimente la spirale prix-salaires, ce qui entraînera un nouveau dérapage des coûts salariaux. Sur le plan microéconomique, il y a évidemment des entreprises qui résistent aux chocs. Certaines se portent même plutôt bien ! »

Peter : « Il y a des perdants d’un côté, des gagnants de l’autre. Les entreprises fortement énergivores ou employant beaucoup de main-d’œuvre accusent le coup. D’autant que d’autres facteurs s’ajoutent, comme les difficultés d’approvisionnement en matières premières ou composants. En l’espèce, les entreprises disposent de très peu de marge de manœuvre, même les plus performantes d’entre elles. Elles ont beau gérer parfaitement leurs stocks, si la puce indispensable n’est pas livrée, tout le processus de production et de vente s’arrête. Ce qui rend les entreprises dépourvues de larges réserves financières particulièrement vulnérables. Se prémunir contre ce genre de situation exige un maximum de créativité. »

Pieter : « En raison de la rentabilité et de la compétitivité en forte baisse, les entreprises ont tendance à réduire les investissements qu’elles avaient planifiés et à se constituer des réserves de trésorerie. À l’exception des investissements dans les sources d’énergie renouvelables, l’efficacité énergétique ou l’innovation (voir graphique). Cela ne pose pas de problème majeur tant que le ralentissement conjoncturel est de courte durée. Selon notre analyse (lisez « Comment les secteurs envisagent-ils l’avenir ? »), cette tendance des investissements à la baisse va s’accentuer les prochains mois, ce qui entraînera inévitablement un ralentissement de la croissance. »

Group Jansen a décidé de retarder la construction d’un nouveau hall de production. Est-ce en raison de l’explosion des coûts dans le secteur de la construction ?

Nadia : « En effet. L’été dernier, au moment où plus aucune certitude ne pouvait être donnée sur le budget ou le planning, nous avons mis cet investissement entre parenthèses. D’autres entreprises ont fait de même. Nous constatons qu’entretemps, la tendance à la hausse s’est inversée. En ce qui nous concerne, les décisions en matière d’investissement sont à nouveau à l’ordre du jour. Une bonne nouvelle qu’il faut partager car en tant qu’entrepreneurs, nous devons tout faire pour ne pas tomber dans la sinistrose ! Redonner confiance aux équipes ainsi qu’aux marchés est essentiel ; cela dope le moral et réduit le stress. N’oublions pas non plus que le recrutement de nouveaux collaborateurs et le développement de nos capacités créatives représentent aussi un investissement positif. L’espoir est de nouveau de mise, la recherche de solutions alternatives est soutenue, la capacité d’innovation pour agir autrement et plus efficacement redevient une priorité… En cette période trouble, les collaborateurs font preuve d’une inventivité surprenante. Je reste positive sans être naïve. »

Pieter : « Never waste a good crisis! Si les dégâts engendrés par cette crise peuvent générer de la créativité, l’économie en sortira peut-être plus robuste. Nous devons profiter de ce contexte compliqué pour nous réformer et préparer l’avenir. N’oublions pas qu’actuellement, notre niveau de compétitivité nous handicape par rapport aux pays voisins. Même si les autorités paient en grande partie la facture due à la crise, son coût est au final répercuté sur chaque Belge. There is no such thing as public money. There is only taxpayers’ money, disait la première ministre britannique Margaret Thatcher en 1983. Se contenter de transmettre la facture à la génération suivante ? Ça ne marche pas comme ça ! Des réformes décisives sont de toute urgence nécessaires pour remettre notre compétitivité sur les rails. Nous sacrifions notre prospérité à long terme en voulant coûte que coûte maintenir le pouvoir d’achat à court terme. »

Peter : « Imaginez que cette crise de compétitivité se soit produite avant la pandémie de Covid-19. Aurions-nous réagi avec autant de créativité ? Grâce à la crise sanitaire (même si nous ne voulons pas la revivre une seconde fois), de nombreuses entreprises ont fait un bond en avant en termes de résilience et d’innovation. Un homme averti en vaut deux. Ce qui ne veut pas dire que plus rien ne peut nous arriver, loin de là. Dans une course à pied, votre propre vitesse importe moins que celle des autres coureurs. »

« Nous sacrifions aujourd’hui la prospérité à long terme en voulant coûte que coûte maintenir le pouvoir d’achat à court terme. »

Pieter Timmermans, CEO de la FEB

Remportons-nous trop peu de victoires ?

Peter : « Nous gagnons, bien sûr, mais il nous arrive aussi de manquer de belles opportunités. Notre pays a beau briller dans le secteur des technologies de pointe, cela ne l’empêche pas de céder régulièrement certaines de ses pépites à des mains étrangères. L’Inflation Reduction Act américain, qui octroie des milliards de subventions à des entreprises produisant aux États-Unis ou utilisant des pièces détachées américaines, encourage les entreprises à investir là-bas. Ce qui pénalise notre croissance industrielle, aussi durable et tournée vers l’avenir soit-elle. Quand vous investissez à l’étranger, vous ne revenez jamais facilement ici. La Commission européenne vient heureusement de proposer des outils (e.a. le Net-Zero Industry Act et le Critical Raw Materials Act) qui vont dans le bon sens. »

Pieter : « La Belgique ne puise pas sa richesse dans son sous-sol, dans l’air ou en mer du Nord. Sa véritable valeur se situe à environ 1,70 m du sol, là où s’agitent ses talents, ses connaissances et sa créativité. Des qualités que nous consacrons à la R&D et qui nous permettent d’exceller au niveau international. D’autres pays envient également notre panel d’instruments fiscaux destinés à préserver notre capacité d’innovation. Je ne comprends pas pourquoi les pouvoirs publics remettent en question cette politique fiscalement favorable à la R&D. Ce faisant, nous favorisons la fuite éventuelle des cerveaux et courons le risque que des entreprises belges ou étrangères délocalisent leurs centres de R&D implantés dans notre pays. Au risque de freiner sérieusement la capacité d’innovation des clusters économiques et écosystèmes (existants ou futurs). »

Nadia : « Cela témoigne d’un manque de créativité de la part des autorités. Et souvent aussi, d’une politique contradictoire. D’un côté, on prône l’entrepreneuriat et de l’autre, on vote des lois ou des règlements qui font fuir les entreprises. Ce genre d’agissements doit disparaître. Une entreprise en difficulté va prendre soin de l’arbre, le tailler pour favoriser sa croissance. Tout le contraire de nos politiques, qui laissent les branches s’alourdir. »

L’impression qui prédomine est qu’on roule avec le frein à main. L’indexation automatique des salaires n’en est-elle pas un bel exemple ?

Pieter : « Entre mi-2021 et mi-2023, la simple indexation automatique des salaires entraînera une augmentation d’environ 18% des coûts salariaux pour chaque entreprise belge. Ce système continue pourtant de mettre tout le monde face à un dilemme. Qu’est-ce qui importe le plus : garantir la protection du pouvoir d’achat ou maîtriser son impact sur les frais des entreprises ? »

Peter : « Chaque pourcentage perdu représente une manne d’argent qu’on ne récupère pas en un claquement de doigts. Cela signifie moins de moyens, moins d’investissements, moins d’innovation, moins de croissance… Avec un effet pervers : l’augmentation salariale actuelle pourrait provoquer des licenciements demain. Quid si l’avenir demeure préoccupant ou que l’inflation reste élevée ? Il semble opportun de réfléchir à un système qui assure un équilibre adéquat entre pouvoir d’achat des collaborateurs et compétitivité des entreprises. »

« L’augmentation salariale actuelle pourrait provoquer des licenciements demain. »

Peter Van Laer, CEO de BDO Belgique

Qui dit inadéquation entre l’offre et la demande sur le marché du travail dit pression accrue sur la compétitivité des entreprises. Les perspectives de croissance des entreprises moins touchées par la crise énergétique et salariale sont-elles menacées ?

Nadia : « La pénurie persistante sur le marché du travail – les départs dépasseront à coup sûr les arrivées jusqu’en 2030 – signifie qu’il n’y a plus de licenciements secs. Le nombre de postes vacants diminue, la pénurie de talents persiste. L’explosion des coûts salariaux n’a fait que renforcer le problème. Chez Jansen, nous essayons de compenser la perte de rentabilité en accélérant la numérisation, par exemple, en travaillant plus efficacement, en délocalisant ou en appliquant le principe selon lequel les frais non engagés ne nécessitent pas d’être financés. »

Peter : « D’autres entreprises voient leurs travailleurs hautement qualifiés partir à l’étranger. C’est une tendance irréversible. Nous savons assez bien à quoi ressemblera le marché mondial du travail en 2030, où se situeront les pénuries et les excédents. La Belgique n’est malheureusement pas en position favorable. »

Nadia : « Les charges sur le travail augmentent alors que les recrutements diminuent. Pour maintenir leur attractivité, les entrepreneurs doivent réussir à se démarquer, que ce soit en termes de flexibilité, de rémunération créative ou de formation. Sans oublier de rester proches de leurs collaborateurs et attentifs à leur bien-être. Aujourd’hui, l’ancienneté moyenne d’un collaborateur de moins de 30 ans est d’1 an ! Nous recrutons des job-zappeurs mais nous leur donnons la possibilité de démontrer leurs capacités dans différents services au sein de notre groupe. Et surtout, nous alignons notre ADN avec les valeurs des générations à venir. »

Les travailleurs doivent-ils s’inquiéter ?

Nadia : « Il subsiste une pénurie sur le marché, c’est un fait. Si les choses se compliquent, il semble évident que les collaborateurs moins performants seront les premiers à en faire les frais. Le poids de cette incertitude entraînera peut-être un changement d’attitude, un sursaut qui aura un effet positif sur l’ardeur au travail. »

Peter : « Chez BDO, le nombre de collaborateurs ‘boomerang’ augmente. L’herbe n’était visiblement pas plus verte ailleurs. »

« Une entreprise intéressante à vendre est certainement tout aussi intéressante à garder. »

Nadia Jansen, CEO de Group Jansen

Le grand mérite des crises simultanées qui se renforcent mutuellement – ou « polycrises » – est que nous sommes désormais convaincus qu’il faut mieux nous armer. Il n’y a plus qu’à !

Nadia : « Le premier réflexe en pareille circonstance, c’est de réorganiser. Mais réorganiser exige du temps et de l’argent… Ce qui manque en temps de crise. En ce qui me concerne, j’ai racheté les 5 sociétés de mon père en 2008, en pleine crise financière. Celle-ci m’a obligée à modifier en profondeur le cap que prenait le groupe. Ce fut une école d’apprentissage difficile. Depuis, je reste constamment sur mes gardes. Je répartis délibérément les risques entre les marchés et les activités en misant sur des niches, en créant de la valeur ajoutée, en procédant à une intégration verticale et… en agissant comme si j’envisageais la vente de l’entreprise. Car une entreprise intéressante à vendre est certainement tout aussi intéressante à garder. »

Peter : « Répartir, consolider, intégrer la redondance, etc. Autant de recettes éprouvées qui garantissent le potentiel de croissance à long terme. »

Quand verrons-nous le bout du tunnel ?

Pieter : « Le tsunami actuel des coûts conduit inévitablement à un ralentissement de la croissance potentiellement plus important que celui prévu aujourd’hui par la plupart des instituts de conjoncture. La FEB craint une récession dont le pic se situerait mi-2023. Ce n’est que fin de cette année qu’une reprise prudente de la conjoncture pourrait se dessiner, à condition que l’approvisionnement énergétique se stabilise à des prix abordables et que le calme revienne au niveau géopolitique. En moyenne annuelle, l’économie belge devrait se contracter de -0,5 à -1% en 2023. »

Peter : « Espérons que les prévisions de la Banque nationale et du Bureau fédéral du Plan soient justes. L’espoir fait entreprendre. Comme l’a dit Nadia, nous devons rester optimistes. Ne pas dramatiser mais ne pas être naïfs non plus. »

Pieter : « Les prévisions de nos experts se fondent sur des études menées auprès d’entreprises. Ces dernières années, elles se sont chaque fois révélées plus précises que celles des instances officielles. Pour l’instant, rien ne bouge. Tôt ou tard, le gouvernement devra intervenir. Plus il attendra, plus la situation deviendra douloureuse. Par le passé, les entreprises ont toujours fait preuve de résilience. Je suis convaincu qu’elles le feront à nouveau. Mais la résilience a aussi ses limites… »

Comment les secteurs envisagent-ils l’avenir ?

Deux fois par an, la Fédération des Entreprises de Belgique (FEB) interroge ses fédérations sectorielles pour prendre la température économique. Sur la base de la dernière enquête menée en novembre 2022, elle dresse le bilan de la situation économique belge et des perspectives pour le semestre à venir. Quelles sont ses conclusions ?

  • Entre mi-2021 et mi-2023, l’indexation pure et simple automatique des salaires entraîne une augmentation des coûts salariaux de 25 à 30 milliards d’euros pour l’ensemble des entreprises belges.

  • Au total, l’explosion des prix du gaz et de l’électricité coûtera 10 à 25 milliards d’euros supplémentaires aux entreprises belges (si les prix élevés de début 2023 se maintiennent ou que les prix remontent à leur niveau de mi-décembre 2022).

  • La FEB craint qu’en 2023, l’inflation belge reste supérieure aux prévisions actuelles du Bureau Fédéral du Plan et de la Banque Nationale (autour de 2,5% fin 2023). Elle redoute surtout que l’inflation soit nettement plus persistante que dans les pays voisins, ce qui signifierait que la spirale salaires-prix se prolongerait et que les coûts salariaux pour les entreprises déraperaient encore davantage.

Tous ces éléments amènent Pieter Timmermans à penser qu’ « un pacte de compétitivité ferme, un monitoring du handicap concurrentiel belge et une réduction structurelle des charges patronales sont indispensables. »

Téléchargez l’analyse de la FEB « Focus Conjoncture. Face au tsunami des coûts, la compétitivité coule ».