Achat scindé d’un bien immobilier

Situation dans les trois Régions

Sam De Neve, Consultant, Sarah van Bree, Junior Manager BDO Tax, Estate Planning

70.412 actes d’achat d’un bien immeuble ont été enregistrés en Belgique sur le premier semestre de l’année 2021. Pour nombre d’entre eux, l’usufruit et la nue-propriété ont été acquis par différentes personnes physiques simultanément. L’achat scindé semble donc rester une technique de planification patrimoniale appréciée. Avez-vous pour autant été suffisamment bien informé(e) au préalable ? Si ce n’est pas le cas, gare aux conséquences.

La popularité de l’achat scindé ne l’a pas empêché d’être critiqué ces dernières années. Un certain nombre de décisions administratives fortement contestées et contrastées ont généré une grande incertitude juridique. Nous allons brièvement y revenir avant de nous pencher sur les règles en vigueur dans les différentes Régions du pays.

De quoi s’agit-il ?

L’achat scindé d’un bien (im)mobilier signifie que l’usufruit et la nue-propriété sont acquis par différentes parties. L’exemple type est l’achat familial d’une seconde résidence ou d’un immeuble de rapport ; les parents acquièrent l’usufruit tandis que leurs enfants en deviennent nus-propriétaires.

En tant qu’usufruitiers, les parents conservent la jouissance du bien tout au long de leur vie. Ils peuvent donc y vivre ou en percevoir les loyers. L’usufruit s’éteint au décès du parent usufruitier (survivant) et par voie de conséquence, les enfants qui avaient acquis la nue‑propriété deviennent pleins propriétaires. Autrement dit, au décès du parent survivant, les enfants acquièrent automatiquement la pleine propriété du bien immobilier au lieu de le recueillir par succession et ce, en principe, sans payer de droit de succession. Toutefois, dans certains cas, l’immeuble ayant fait l’objet d’un achat scindé sera considéré fiscalement comme se trouvant en pleine propriété dans le patrimoine du défunt pour le calcul des droits de succession.

« Sans préparation adéquate, vous risquez de devoir payer des droits de succession calculés sur la valeur en pleine propriété du bien démembré. »

Fréquemment, pour compléter le processus de planification, les parents donnent à leurs enfants le montant nécessaire pour leur permettre de financer l’achat de la nue-propriété. Soit par don bancaire, soit par donation enregistrée.

L’achat scindé peut également s’appliquer aux relations entre grands-parents et petits-enfants ou entre oncles/tantes sans enfants et neveux/nièces.

Entre fiction fiscale et réalité…

Pour pouvoir percevoir malgré tout les droits de succession en cas d’achat scindé, le législateur a prévu « une fiction fiscale » : le bien immeuble est présumé faire partie en pleine propriété de la succession de l’usufruitier décédé ; il constitue ainsi pour l’administration un legs imposable dans le chef des enfants nus-propriétaires. L’administration présume de la sorte que l’usufruitier a financé l’usufruit et la nue-propriété pour favoriser le nu-propriétaire. Ce faisant, le nu-propriétaire obtient la pleine propriété du bien immobilier sans payer de droits de succession.

En Flandre, cette fiction trouve son fondement à l’art. 2.7.1.0.7 du Code flamand de la Fiscalité (CFF) ; pour la Région bruxelloise et la Wallonie, il s’agit de l’art. 9 du Code des droits de succession (C. succ.).

… le renversement de la présomption reste possible

Pour échapper à cette fiction et renverser la présomption légale, le contribuable a la possibilité de démontrer qu’il n’y a pas eu « libéralité déguisée » lors de l’achat du bien immobilier. En d’autres termes : soit aucune libéralité n’a eu lieu, soit la libéralité a eu lieu ouvertement (via une donation préalable, par exemple).

En substance, la preuve contraire est fournie si le nu-propriétaire peut démontrer qu’il a réellement payé le prix de la nue-propriété. Cela signifie concrètement que les enfants nus-propriétaires doivent prouver qu’ils pouvaient financer la nue-propriété par leurs propres moyens, en tenant compte de trois éléments :

  1. Ils disposaient de ressources suffisantes pour acquérir la nue-propriété ;
  2. Ils ont effectivement payé eux-mêmes le prix de la nue-propriété ;
  3. Le prix total a été correctement réparti compte tenu de la valeur de l’usufruit et de la nue-propriété.

Comment apporter cette preuve ? C’est là que le bât blesse… Il faut se référer aux positions administratives qui varient dans le temps et d’une région à l’autre.

Comment apporter la preuve contraire en Régions bruxelloise et wallonne ?

En 2002, l’administration fiscale fédérale a pris pour la première fois position sur la manière dont la preuve contraire pouvait être apportée en cas d’achat scindé. En l’occurrence, une donation préalable des fonds destinés à financer l’achat de la nue-propriété suffisait pour écarter la fiction, à condition que la donation ait été faite avant toute opération d’achat (à savoir la signature du compromis de vente sous seing privé). Cette position juridique a toutefois été mise à mal lorsque la même administration a opéré un virage à 180° en 2012, qualifiant l’achat scindé d’abus fiscal.

S’en est suivi une période de plusieurs années d’insécurité juridique, émaillée d’une multitude de points de vue différents. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La position actuelle de l’administration fiscale fédérale (fin juin 2020) découle indirectement de l’arrêt du Conseil d’État du 12/06/2018 (voir ci-dessous). Pour les achats scindés effectués à partir du 1er aout 2020, l’application de la fiction peut être évitée si le nu‑propriétaire démontre que lors de l’achat, il disposait de moyens propres suffisants pour acquérir la nue-propriété et qu’il l’a effectivement payée. Si les fonds ont été donnés au nu-propriétaire, cette donation ne doit pas nécessairement être effectuée par acte authentique. Il suffit de prouver que les fonds ont, le cas échéant, été donnés (par acte authentique ou don bancaire) avant que le nu-propriétaire ait payé sa part du prix.

Attention : si un montant quelconque (acompte, garantie…) est versé au vendeur à l’occasion de la signature du compromis de vente, l’administration fiscale fédérale considère que la donation des fonds doit avoir été effectuée antérieurement au compromis pour que la présomption fiscale soit renversée. En revanche, si le prix est payé intégralement à la signature de l’acte authentique d’achat, il suffit que la donation soit effectuée avant cet acte.

Le fait qu’un bien immobilier fasse l’objet d'un achat scindé ne l’empêche pas d’être soumis aux droits de succession.

Comment apporter la preuve contraire en Flandre ?

La réglementation en matière de droits de succession a été régionalisée en 2015. Depuis, la Flandre a adopté sa propre règlementation.

Dans un premier temps (2015), l’administration fiscale flamande (VLABEL) a suivi la position fédérale. L’interprétation est ensuite devenue progressivement plus exigeante pour aboutir à la (célèbre) position n°15004. Celle-ci prévoyait que seules les donations enregistrées pouvaient être invoquées pour renverser la présomption fiscale. Après une série de critiques et un arrêt du Conseil d’État (en 2018), VLABEL a renoncé à invoquer sa position n°15004. VLABEL le confirme dans sa position actuelle (n°20067, datant du 14/10/2020) : dès que le nu-propriétaire peut démontrer qu’il détenait définitivement des fonds par donation et qu’il a effectivement payé avec ceux-ci sa part dans le prix d’achat, la preuve contraire est apportée et la fiction ne s’applique donc pas, pour autant que la donation soit antérieure au paiement du prix d’achat.

On notera que contrairement à l’administration fédérale, VLABEL n’exige pas nécessairement que la donation des fonds soit antérieure au paiement d’un acompte à l’occasion de la signature du compromis de vente.

Atténuation

Le nu-propriétaire qui ne pourrait pas renverser la présomption fiscale devra payer les droits de succession sur la valeur de la pleine propriété du bien démembré comme si le défunt le lui avait légué. Le législateur a heureusement prévu dans ce cas un mécanisme d’atténuation, pour autant que l’usufruitier ait effectivement exercé l’usufruit. L’atténuation est fonction du nombre d’années complètes pendant lesquelles l’usufruitier a exercé l’usufruit.