Qu’est-ce qui distingue une entreprise familiale d’une entreprise corporate ?
Hans Wilmots et Pursey Heugens partagent leur expertise et nous éclairent sur le sujet
L’organisation des entreprises familiales est-elle moins formelle que celle des entreprises de type corporate ? Résiste-t-on mieux aux crises quand on gère son activité en famille ? Qu’ont-elles à apprendre l’une de l’autre ? Jan Oosterlinck, Partner Family Business Advisory chez BDO, a questionné Pursey Heugens (Rotterdam School of Management) et Hans Wilmots (UHasselt, ex-CEO de BDO Belgique et CEO de BioRICS).
Pursey, votre récente étude révèle qu’en matière de prise de décision, l’organisation des entreprises familiales semble moins formelle. Est-ce un inconvénient ?
Pursey : « Contrairement à ce qu’on pense en général, entreprises familiales et entreprises corporate affichent bien plus de similitudes que prévu. Penser que les entreprises familiales (en particulier dans une économie mature comme la nôtre) sont moins bien organisées relève du mythe. Ce qui est vrai, c’est qu’elles sont plus enclines à refléter leur spécificité ou leur identité dans leurs décisions managériales. Ce côté informel ne les rend pas moins professionnelles mais davantage axées sur leur situation spécifique. »
Hans : « Les entreprises familiales sont souvent par essence moins formelles que les autres. Elles n’en sont pas pour autant moins performantes. Cette constatation est importante car elles parviennent tout autant à attirer les talents, lesquels initient et perpétuent cette particularité.
La vision forte que peuvent avoir les entreprises familiales n’est souvent pas gravée dans le marbre. Les efforts qu’elles fournissent apparaissent de ce fait moins visibles au regard extérieur. Devraient-elles formaliser davantage leur vision ?
Pursey : « L’entreprise d’aujourd’hui doit en permanence légitimer son action devant toutes sortes de parties prenantes. Les gouvernements et autorités cherchent sans arrêt à être (r)assurés. Bien évidemment que les entreprises familiales doivent être légitimes ! Mais elles ont aussi la liberté d’organiser leur spécificité comme elles l’entendent. Ce qui ne doit pas empêcher le dialogue avec le législateur ou les superviseurs afin d’évaluer si la pression en matière de compliance ou le mode de responsabilité sont adaptés. Aux Pays-Bas, les entreprises familiales devraient mieux coordonner leurs actions et améliorer leurs rapports avec le monde politique afin d’initier un changement à long terme. On en est loin. »
Hans : « C’est pareil en Belgique. De nombreuses entreprises familiales ont peur d’admettre qu’un certain nombre de choses vont mal. En apparence tout semble parfait. En apparence seulement ! Les entreprises familiales auraient tout intérêt à partager et lister plus souvent leurs problèmes. Sur base de ce mémorandum, elles pourraient constituer autour d’elles une communauté d’intérêts qui aiderait à convaincre les autorités de la nécessité de certaines réformes. »
Une fondation ou société simple comme véhicule de contrôle pour l’entreprise familiale ?
Une fondation privée belge peut être créée pour constituer un véhicule de certification de titres. Les actions de l’entreprise familiale sont dès lors regroupées dans une fondation, de sorte que toutes les décisions relatives aux actions (vente, droits de vote à l’assemblée générale, etc.) sont entre les mains de l’organe d’administration de la fondation. En échange de l’obtention de ces actions, la fondation délivre des certificats qui donnent uniquement droit aux avantages patrimoniaux découlant de la (ou des) société(s) sous-jacente(s). La fondation est par ailleurs considérée – sous certaines conditions – comme transparente sur le plan fiscal.
« La grande différence entre la fondation et la société simple réside dans la durée », explique Jean-Philippe Weicker, Manager BDO Legal chez BDO Belgique. « La fondation permet d’ancrer l’entreprise familiale sur plusieurs générations. Elle peut en effet être constituée pour une durée indéterminée. En revanche, une société simple est généralement utilisée pour organiser le contrôle de l’entreprise familiale pendant une durée déterminée. Une société simple constituée pour une durée indéterminée peut quant à elle être résiliée par chaque associé, la construction entière étant ainsi un coup d’épée dans l’eau. »
Modèle belge ou néerlandais ?
Les entreprises familiales optaient souvent jusqu’il y a peu pour la constitution d’une fondation néerlandaise. Son histoire a connu de nombreux épisodes. Aujourd’hui, Rutger ne voit plus d’intérêt à privilégier cette solution. « Une gouvernance individuelle est désormais également possible dans le cas d’une fondation belge. Les coûts pour assurer le fonctionnement quotidien de la fondation à l’étranger sont en outre plus élevés. Enfin, les règles néerlandaises de transparence vont plus loin que les règles belges. »
Vous souhaitez en savoir plus sur les avantages et inconvénients d’une fondation belge ou néerlandaise ? Quelles sont les obligations comptables, fiscales et administratives annuelles en la matière ? Contactez Jean-Philippe Weicker, Manager BDO Legal chez BDO Belgique : jean-philippe.weicker@bdo.be
L’absence de processus formels n’empêche pas les entreprises familiales d’être très performantes, tant sur le plan financier qu’en matière d’innovation ou de productivité. Que peuvent-elles apprendre aux entreprises corporate ?
Pursey : « Le bon management informel est celui qui parvient à gérer une culture d’entreprise tout en créant de la valeur. Il importe à cet égard de rester concentré sur les objectifs à long terme ; ils sont primordiaux pour l’essor de votre entreprise, de votre communauté et des valeurs que vous partagez. Pourquoi les entreprises familiales se distinguent-elles en la matière ? Parce qu’il est plus facile d’en parler puisque le management se connaît mieux, ce qui favorise le dialogue.
Créer une culture basée sur l’innovation et l’inclusion nécessite aussi que des personnes s’impliquent véritablement. Pas juste un manager de passage appelé à la rescousse mais des collaborateurs appréciés au sein de l’organisation, qui connaissent ses racines profondes et sont à même de défendre ses valeurs. De nombreuses entreprises familiales sont pourtant de plus en plus atteintes de ‘sloganomanie’. C’est souvent la conséquence de la collaboration avec un bureau externe avide de formules ou de méthodes toutes prêtes, désireux de calibrer les valeurs de l’entreprise selon l’air du temps. »
« Vérifier périodiquement que les valeurs de l’entreprise familiale sont en phase avec leur époque est essentiel pour les maintenir en vie. »
À quel point est-il important de documenter ces valeurs familiales ?
Hans : « Ce qui importe, c’est qu’on communique et partage souvent ces valeurs, avec ou sans accompagnement externe. D’où venons-nous, où voulons-nous aller, comment nous y prendre ? Les valeurs sont le fondement de tout récit. Dans les entreprises familiales, il est généralement plus facile pour les talents externes d’adopter le modèle de valeurs en place. Parce que la culture de ce patrimoine unique fait beaucoup plus souvent office de priorité qu’au sein d’une entreprise corporate. »
Pursey : « Vérifier périodiquement que les valeurs de l’entreprise familiale sont en phase avec leur époque est essentiel pour les maintenir en vie. Notre société évolue plus vite que les valeurs d’une entreprise familiale. Il faut pouvoir se remettre en question : accepte-t-on d’adopter de nouvelles valeurs ou adaptons-nous celles que nous avons pour qu’elles aient du sens aux yeux de la nouvelle génération ? »
Attirer des profils (techniques) représente un défi permanent pour les entreprises familiales. Comment se montrer créatif en la matière ?
Pursey : « À l’Université de Rotterdam, les grandes entreprises corporate qui recrutent nos diplômés en sont un exemple concret. Nous observons que contrairement à elles, les entreprises familiales développent moins systématiquement de relations avec le monde académique. Dommage car les campus regorgent de talents indispensables. »
Hans : « Même si certains étudiants préfèrent débuter leur carrière dans une grande entreprise corporate en raison de nombreux avantages, je constate que beaucoup optent tôt ou tard pour une entreprise familiale. »
« La rapidité, la flexibilité et la créativité dont peuvent faire preuve les entreprises familiales sont moins présentes dans un environnement corporate. »
Mentorat Gouvernance pour PME
BDO a conclu un partenariat structurel avec l’institut de connaissances GUBERNA. Objectif : professionnaliser la gouvernance des PME (familiales ou non). Des études conjointes sont menées et des séminaires sont organisés. À titre d’exemple, nous organisons en différents endroits deux après-midis de formation sur le thème « Mentorat Gouvernance pour PME ».
Plus d’infos sur www.guberna.be > Mentorat Gouvernance pour PME.
Consultez également l’article « La bonne gouvernance n’est plus une option ».
Dans les grandes entreprises, les assessments constituent un outil utile pour définir le potentiel des collaborateurs et leur capacité de développement futur. Pourquoi les entreprises familiales y font-elles moins appel ?
Hans : « Demander l’avis d’une personne extérieure n’est pas automatiquement gage de succès. Il arrive qu’on puisse se tromper. Pour les entreprises familiales, un assessment est essentiel lorsqu’une nouvelle génération est prête à en reprendre la gestion. Cela aide à objectiver le processus et à établir une évaluation. »
Pursey : « Bien que de nombreux assessments soient selon moi de mauvaise qualité, un regard externe peut aider à faire le tri dans les processus de succession. Surtout s’ils sont combinés avec d’autres instruments. »
Les héritiers (appelés aussi ‘NextGen’) ne semblent pas toujours suffisamment préparés pour marcher sur les traces de leurs parents ou membres de leur famille. L’étape de préparation est pourtant essentielle, non ?
Pursey : « Commencez le processus de succession suffisamment tôt et posez-vous deux questions en tant qu’entreprise familiale : qui gère l’entreprise et qui entretient les relations avec les actionnaires et la famille ? Quiconque veut pérenniser son activité à long terme doit répondre à ces questions et ne pas laisser au CEO la liberté de tout faire au même moment. »
Ces dernières années et derniers mois ont été mouvementés sur le plan macroéconomique et géopolitique. Guerre en Ukraine, crise énergétique, retards d’approvisionnement en tous genres… De quels atouts les entreprises familiales disposent-elles pour rester résilientes ? Pourquoi se rétablissent-elles souvent plus vite quand une crise se termine ?
Pursey : « Chaque entreprise éprouve à court terme des difficultés en période de crise. Il en va de même pour les entreprises familiales. À long terme, elles sont nombreuses à attendre un laps de temps plus long avant de démanteler leur département R&D ou de licencier des collaborateurs clés. Cela leur permet de rebondir plus rapidement quand la récession s’estompe et que de nouvelles opportunités économiques émergent. »
Hans : « La rapidité, la flexibilité et la créativité dont peuvent faire preuve les entreprises familiales sont moins présentes dans un environnement corporate. Les pratiques de management informelles renforcent l’implication des collaborateurs et font naître des solutions créatives que les entreprises corporate peuvent envier. »
« Pas de transition réussie de l’entreprise familiale sans préparation ni accompagnement externe adéquats. »
On reproche régulièrement aux entreprises familiales d’être surcapitalisées. Les turbulences économiques actuelles donnent-elles raison à leur structure de financement plus conservatrice ?
Pursey : « C’est vrai jusqu’à un certain point mais ce n’est pas forcément la panacée. Lorsque l’argent s’est fait rare à l’époque de la crise des crédits, de nombreuses entreprises financées de manière conservatrice en ont tiré profit. Lors de la crise sanitaire, l’argent était bon marché et a joué un rôle moins important. Les entreprises familiales ont l’avantage de pouvoir accorder plus d’attention au management interne en période de crise. Les CEO de grandes entreprises, pour leur part, doivent surtout se concentrer sur la satisfaction des actionnaires. »