Comment évaluer une entreprise en période d’incertitude ?

Combien vaut une entreprise ? Répondre à la question n’est jamais simple, surtout en période de grande incertitude ou de crise comme celle que nous traversons. Défi plus important à relever, autres pièges à éviter… Solutions créatives à trouver !

David Lenaerts, Partner BDO Audit & Assurance, Erik Van den Broeck, Partner BDO Financial Advisory

Quand une transaction a lieu (vente, augmentation de capital, apport, etc.), on entend souvent dire – avec raison – qu’une entreprise vaut ce qu’un acquéreur ou investisseur est prêt à payer. Mais comment déterminer la somme qu’une personne est prête à payer ? Cette évaluation est influencée à la fois par des facteurs propres à l’entreprise et au secteur dans lequel elle opère et par des facteurs spécifiques aux acheteurs potentiels. Cette seconde catégorie de facteurs (économies d’échelle, accès à un nouveau marché, potentiel de synergie, réduction de la pression concurrentielle, par ex.) peut avoir une influence importante sur le prix mais n’est pas simple à évaluer.

Comment déterminer précisément la valeur d’une entreprise ? Nous distinguons deux méthodes d’évaluation : vous en trouverez un aperçu dans la fiche « Évaluer les start-ups » annexée au magazine To The Point 02/2020. La première méthode repose sur les cash-flows qu’une entreprise espère générer dans le futur. La seconde méthode se base quant à elle sur des multiples (l’EBITDA ou les ventes, par ex.). Chacune possède ses spécificités.

« La valeur d’une entreprise est déterminée par ses propres facteurs et des facteurs spécifiques à l’acquéreur potentiel. »

Méthode du Discounted Cash Flow

Cette méthode d’évaluation nommée également DCF est largement répandue. Les futurs cash-flows disponibles sont ramenés à leur valeur au moment de l’évaluation. La valeur d’une entreprise est assimilée à ce qu’elle « rapportera » à l’actionnaire dans le futur. La valeur actuelle de cash-flows futurs est calculée en les actualisant au coût moyen pondéré du capital ou Weighted Average Cost of Capital (WACC). Celui-ci est le fruit d’une pondération entre le coût des capitaux propres et celui des capitaux de tiers, selon la part que chaque type de capitaux représente dans le financement total de l’entreprise. Étant donné que la valeur actuelle actualise tous les cash-flows futurs, on établit concrètement une estimation détaillée adaptée à la durée d’un business plan (de 5 à 10 ans, par ex.) à laquelle on ajoute une valeur résiduelle pour la période qui dépasse celle prévue dans le business plan.

Difficultés de la méthode

Le succès de cette méthode dépend de la prévisibilité des cash-flows futurs. Inutile de dire qu’en l’occurrence, les temps incertains que nous connaissons compliquent la donne. Les performances historiques et les tendances constituent souvent le point de départ des projections. Est-ce encore le cas dans le contexte actuel ? Que faire si la courbe de tendance de l’entreprise varie soudainement à cause de la pandémie ? Peut-on faire comme si elle n’avait potentiellement aucun impact ? Cela ne semble pas illogique une fois que la situation et l’activité reprennent leur cours habituel. Bon nombre d’entreprises subissent malheureusement au quotidien les effets néfastes de la crise du Covid-19. En outre, il n’est pas exclu que le business model de certains secteurs reste impacté longtemps (voire définitivement). Dans ce cas, la budgétisation ne peut plus se baser sur les performances historiques de l’entreprise. Un véritable défi pour établir des projections fiables de cash-flow !

L’évaluation est beaucoup plus complexe que la somme de cash-flows ou la multiplication d'un EBITDA.

L’incertitude se répercute également sur l’évaluation. Vous pouvez intégrer le risque d’incertitude accru en augmentant le rendement exigé sur fonds propres (Internal Rate of Return, IRR). Avec un IRR supérieur, le WACC augmentera et la valeur nette calculée au comptant diminuera. Vous pouvez aussi appliquer une réduction (x %) sur la valeur calculée de l’entreprise. Cette réduction dépendra de l’estimation du risque par l’acheteur.

Enfin, il ne faut pas oublier que l’actualisation des cash-flows disponibles détermine une valeur d’entreprise dont il faut soustraire la dette financière nette (dettes moins les liquidités disponibles) pour déterminer la valeur de l’action.

Méthode des multiples

Cette méthode stipule que la valeur d’une entreprise est basée sur la valeur/le prix d’entreprises comparables. S’il s’agit d’entreprises cotées en bourse, on parle de « market multiples ». Dans le cas de prix payés lors de fusions & acquisitions, on parle de « transaction multiples ». Les multiples les plus utilisés sont l’EBITDA (Earnings before Interest, Tax, Depreciation & Amortization) et les ventes. Les ventes sont souvent utilisées pour des entreprises qui n’ont pas encore d’EBITDA stable (start-/scale-ups, par ex.). Les entreprises qui ne disposent pas encore de ventes (start‑ups, biotech ou entreprises de R&D, par ex.) font l’objet d’autres méthodes d’évaluation comme celles de la Technology Value ou du Discounted Future Multiple. Certains secteurs utilisent d’autres valeurs de référence pour les multiples, tels que la GM (Gross Margin/marge brute), l’EBIT (résultat d’exploitation) ou l’EBITDA (cash-flow opérationnel avant charges locatives).

Un chiffre d’affaires de 2 millions d’euros et un sales multiple de 3 millions d’euros donnent pour résultat une valeur d’entreprise équivalente à 6 millions d’euros. Valeur sur laquelle il faut imputer la dette financière nette pour obtenir la valeur de l’action.

Difficultés de la méthode

À l’instar de la méthode DCF, la méthode des multiples fait face à de nombreux défis en ces temps troublés.

Les valeurs multiples à utiliser sont déterminées sur base d’un groupe d’entreprises comparables. Pour l’établir, nous faisons appel à des bases de données spécialisées. Déterminer un groupe de pairs pertinent constitue un premier défi de taille. Identifier suffisamment de pairs de qualité peut s’avérer compliqué, surtout s’il s’agit d’entreprises actives sur des marchés de niche. La crise actuelle complique encore les choses dans la mesure où le business model de certains concurrents peut avoir tellement changé qu’ils n’entrent plus en ligne de compte.

Au sein du groupe de pairs identifié, les valeurs multiples peuvent être sensiblement différentes. C’est pourquoi il est recommandé de supprimer les « outliners » pour déterminer une moyenne.

Autre particularité : la méthode applique généralement une décote pour « l’illiquidité » car les actions sont moins facilement négociables que celles de sociétés cotées.

Si un multiple EBITDA est utilisé, par exemple, la formule est la suivante :

(X * ebitda) – DFN) * (1 - Y)

X = valeur multiple selon le groupe de pairs

Y = réduction illiquidité

DFN = dette financière nette

La crise du coronavirus a un impact significatif sur le chiffre d’affaires et les résultats de nombreuses entreprises. Comment en tenir compte si vous appliquez un multiple Sales ou EBITDA ? Évitez de préférence les pièges suivants :

  • Le risque d’un double dip

Si l’EBITDA et le multiple utilisé reflètent l’impact économique (négatif) de la crise du coronavirus (voir encadré intitulé « Risque de double dip »), vous doublez en quelque sorte son effet. C’est pourquoi il est crucial de surveiller l’évolution du multiple sur une période plus longue, ce qui vous permettra de juger si le multiple utilisé s’est rétabli ou non. Si le multiple ne s’est pas (ou pas assez) rétabli, l’EBITDA utilisé doit faire (en partie) abstraction de l’effet négatif de la crise du Covid-19, et vice versa.

Risque de double dip

Dans l’exemple ci-dessous, nous calculons le multiple Enterprise Value/EBITDA d’un pair coté en bourse. Durant la période qui précédait la crise du Covid-19, il s’élevait à 400/100 = 4,0 X. Si les cours boursiers tiennent compte de l’impact de la crise qui fait baisser la valeur de l’entreprise de 20%, le multiple passe à 3,2 X (sur base du dernier EBITDA connu datant d’avant la crise). Si nous appliquons ces 3,2 X à l’entreprise avec les chiffres révisés après la crise (EBITDA budgétisé inférieur, par ex.), la valeur réelle sera sous-estimée parce que l’effet Covid-19 aura été pris en compte deux fois. Il importe donc de comparer les chiffres sur une base identique, et d’éventuellement transiter vers un modèle d’évaluation « forward looking EBITDA ». Pourquoi ? Pour que le multiple soit calculé sur base de données boursières post-Covid-19 et qu’il intègre des chiffres opérationnels également adaptés à la situation d’après crise.

Pairs (bourse)
EV
pré COVID 19 400
post COVID 19 320
ebitda
pré COVID 19 post COVID 19
100 80
4,0 X 5,0 X
3,2 X  4,0 X
  • Le risque du groupe de pairs

Tenez compte des performances individuelles de l’entreprise par rapport au groupe de pairs. Les entreprises du groupe de pairs sont en effet rarement des copies conformes de l’entreprise à évaluer. Le risque existe qu’elles soient impactées davantage ou dans une moindre mesure par la crise du Covid-19. On ne compare pas des pommes et des poires !

Comme vous pouvez le constater, l’évaluation d’une entreprise est beaucoup plus complexe que la simple addition de cash-flows ou la multiplication d’un EBITDA. Il est crucial de tenir suffisamment compte du contexte, encore plus aujourd’hui qu’en temps normal. La crise actuelle augmente considérablement l’impact que peuvent avoir d’éventuelles incohérences sur l’évaluation.